Aïe et coups



À travers les mots, Véronique Barthe explore les relations amoureuses et les sentiments humains. Paradoxalement ces messages intimes, d'ordinaire tenus secrets et chuchotés, se matérialisent dans une approche sémantico-formelle empruntée aux usages de la communication de masse : complémentarité du visible et du lisible, grandes dimensions, supports reproductibles et diffusables, etc. Il s'ensuit dans le travail de l'artiste un constant jeu d'opposition entre la sphère privée et la sphère publique, entre l'intime et le partagé, entre l’individuel et le collectif.


Cette dialectique se retrouve dans les conditions de présentation du travail de l'artiste à Saint-Gaudens. Actuellement nomade pour cause de travaux, le centre d'art contemporain la Chapelle Saint-Jacques a choisi de diffuser le travail de Véronique Barthe en deux actes : un affichage dans l'espace public sous forme de panneaux publicitaires, de bâches, d'affiches et de stickers, et sous la forme d'un cabinet de lecture dans le Cloître de la Collégiale.


Dans la ville, c'est une série produite pour ce contexte spécifique qui est présentée. Sous le titre Aïe et coups, Véronique Barthe décline des tercets présentés sur un fond identique rayé rouge et blanc. On y retrouve le sujet amoureux et les jeux de langage qui lui sont chers : détournements d’expressions idiomatiques populaires devenues des lieux communs - « patiente impatiente/ jusqu’où j’irai trop loin/ mes jambes à ton cou » - et homophonies - «  l'amant peine/ l'âme en peine/ acier trompé ». Si le titre de la série renvoie sans détour à la tradition japonaise du haïku dont on retrouve la brièveté et le caractère elliptique, avec son oralité latente, son exploitation des sonorités, son rythme ternaire qui scande la diction, son style direct et épuré, la poésie de Véronique Barthe frôle parfois aussi la pratique du slam. « Je cherche les mots/ des mots comme des balles/ poésie assassine », écrit-elle par exemple. La musique des mots et cette poésie de l’instant situe ses expériences littéraires à proximité d’une pratique populaire et résolument urbaine.


Quant au fond rouge et blanc, il introduit une rupture avec la démarche tautologique instaurée dans les œuvres précédentes. En effet, dans celles-ci l'action linguistique était à la fois portée par les mots et par leur mise en espace à la surface de la page. Ici, le visible n'a pas été conçu comme reformulation du lisible car le même fond hachuré est présent d'un haïku à l'autre. Il devient un fil (rouge) permettant d'identifier les œuvres de Véronique Barthe au sein du contexte graphique foisonnant offert par l'espace urbain.

Les rayures blanches et rouges renvoient sans détour aux motifs des rubans de signalisation des chantiers. Clin d'œil aux travaux en cours à la Chapelle saint Jacques, elles renvoient également à une association chromatique omniprésente dans l'espace public : qu'il s'agisse de la signalisation routière (stop, interdit, danger) ou des enseignes commerciales. Finalement cette signalétique annonciatrice de dangers fait figure de mise en garde d'une adversité potentielle qui vient en renfort des mots des haikus. Car ceux-ci, bien que dédramatisés par les jeux de langage et l'usage de l'ironie, restent durs, parfois tristes, souvent mélancoliques : « pensée savoureuse/ dans aimer il y a amer/ le goût de la vie ».


L'affichage dans l'espace public de ces panneaux constitue une nouvelle étape dans le travail de l'artiste. Si on considère déjà l'exposition « classique » entre quatre murs comme un média, compte tenu de sa capacité à investir les stratégies de la communication dans les trois dimensions, l'exposition dans l'espace public en est une forme exacerbée. L'œuvre présentée dans la rue, c'est-à-dire dans un espace de passage et de rassemblement à l'usage de tous est offerte au regard du passant, sans intention initiale de sa part. Le simple badaud peut devenir récepteur de l'œuvre sans en avoir fait explicitement la démarche. En installant les œuvres en lieu et place des réclames habituelles, ce mode d'exposition poursuit la référence à la publicité et à la communication de masses. La déclinaison sur plusieurs supports affiche, bâche, sticker, calque la stratégie publicitaire qui multiplie les supports pour une meilleure irrigation du territoire.

Cependant, bien que mimant la publicité, l’artiste introduit une perturbation par rapport à celle-ci puisque plus rien n’est à vendre. Les rituels sociaux s’en trouvent modifiés avec pour horizon une possible appropriation collective et un nouveau rôle attribué au consommateur ordinaire, celui de spectateur.


D’autre part, en rompant avec le white cube, ce dispositif de diffusion installe un dialogue entre l'œuvre et l'environnement urbain. Qu'elle soit hasardeuse ou calculée, cette rencontre des haïkus et d'éléments de la ville est productrice de sens. Il en est ainsi quand la société d'affichage place aléatoirement le poème « lavage de cerveau / lessivage de corps / les rêves au pressing » face à  un hôpital, ou encore quand Véronique Barthe flanque le monument aux morts du texte  « le lit ouvert / les draps défaits / délit défaite ». Les affiches collées sur la palissade dissimulant les travaux de la médiathèque instaurent également avec les motifs zébrés des allers-retours entre l'œuvre et son contexte urbain.


En rassemblant essentiellement des livres d’artiste, la présentation dans le Cloître de la Collégiale prend le contre-pied de la présentation en ville : elle oppose aux multiples éphémères des tirages limités durables.


Le visiteur peut entre autre y redécouvrir les poèmes de la série Aïe et Coups compilés dans un livre. Si l’édition permet de garder la trace d’un projet de nature éphémère, c’est aussi à une relecture qu’elle invite le visiteur. Le contact sensible avec les textes et leur fond rayé change du tout au tout dans ce cabinet de lecture. D’abord le lieu est confidentiel et propice au silence voire au recueillement. Puis, l’objet-livre induit une proximité et un contact physique avec l’œuvre alors que dans la rue la monumentalité des formats entraînait un recul, un éloignement et donc un détachement. L’empilement des textes déclenche une approche transversale et révèle un autre aspect de l’œuvre. Le champ lexical du temps qui passe est omniprésent : le fil des saisons et l’écoulement des différents moments de la journée donnent une dimension temporelle au travail de Véronique Barthe. L’édition fait alors figure de journal intime, les rayures blanches et rouges devenant les signaux d'une vie en chantier.  La succession des pages fait naître des prémices de narration. Enfin par la lecture, l’appropriation devient individuelle et plus introspective.


Si l’acte au théâtre correspond à une ellipse temporelle ou à un changement de lieu et permet la progression de l’intrigue ; c’est assurément de cela qu’il s’agit ici. Pour l’artiste, l'incursion dans l’espace public offre un terrain de prolongement de ses expérimentations. Pour les visiteurs c’est une démultiplication des lectures qui est induite.


Julie Martin, 5 juillet 2011