VÉRONIQUE BARTHE
VÉRONIQUE BARTHE
Véronique Barthe ou le désir attrapé par la peau
(Du Dasein au design)
(à propos de l’exposition de Véronique Barthe à la Galerie Une poussière dans l’œil, du 21 avril au 21 juin 2008 à Villeneuve d’Ascq, 17bis rue des Vieux-Arbres)
Faites le tour de vos désirs. Vous constaterez qu’ils sont peu nombreux, plutôt pauvres, qu’ils se limitent à des variations sur le même thème et se résument à un message impersonnel, à une injonction qui n’est même pas issue de vous, et qui vient de l’individu numérique anonyme que nous sommes devenus.
On aime, dans l’exposition actuelle de Véronique Barthe, le désir devenu signe et événement, affiché en énoncés colorés sur des supports/surfaces qui figurent l’expression d’un jeu, d’une attente, d’un message et d’un trompe-l’œil. « J’veux ta peau », « Pas de peau », « Je te sens dans ma peau », « Peau cible » ou « Une belle dans la peau », égrènent un chapelet-signalétique qui, comme dans les affichages publicitaires, parle intimement de l’individu collectif, anonyme et numérique de l’ère de nos sociétés post-industrielles.
Comme dans les enseignes publicitaires, mais de fait, comme dans le statut de l’écriture depuis son invention, faut-il y voir des signes adressés ? Le signe écrit et affiché est justement celui qui n’est pas adressé, et c’est précisément en cela qu’il touche. Nous avons appris à nous lire à travers les marques propres de nos aliénations. Ce que l’on lit dans les énoncés au graphisme précisément générique, qui surgissent sur les surfaces devenues des écrans, paisiblement, comme s’ils accompagnaient nos pensées intérieures tout en les déjouant, c’est l’histoire propre de l’intimité spatialisée, esthétisée, collectivisée, objet de design, nouée au grand Désir impersonnel qui est le fond de nos affections. C’est le journal intime de nos passions appauvries, la chronique de notre temps sans épaisseur.
Les énoncés, clichés détournés, rappellent l’injonction enfantine, maladive et étroite, d’où nous sommes issus (« Tiens-toi droite », proclame, au féminin, l’une des œuvres). Ils interpellent à vif, depuis leurs écrans monochromes, à motifs abstraits et ludiques, quasiment sonores de par leur capacité d’étonner l’œil, qui dénient l’épaisseur. Dans l’absence d’épaisseur la surface fait miroir où se réfléchit l’image du spectateur. La surface affiche parce qu’elle enferme, et enferme parce qu’elle réfléchit : elle enferme parce qu’elle ne peut justement contenir, son enfermement consiste en l’expulsion de tout sujet possible à l’intérieur de son non-espace. Cette surface est la métaphore du désir, de la peau, du signe (signal) et de l’ère numérique à individus échangeables et portatifs. L’être-affiché (à l’écran), c’est l’être-enfermé, réfléchi dans le Désir impersonnel des signaux en trompe-l’œil des non-passions collectives. Ôte-moi la passion, donne-moi un désir pauvre et impersonnel dans un monde sans moi, et je me reconnais, j’y lis la chronique de mes jours : l’appel de l’autre, le jeu, l’attente à perte, le glissement sur des surfaces-effets.
La peau, et le mot « peau », est le centre de l’irréductible désir. Ce qui aurait pu être un travail à la Baudrillard sur la société des individus sans identités, devient un travail radical sur l’irréductibilité de l’identité humaine. La peau, la chose qui est la peau, apparaît ici dans le mot qui la dit, mot déconstruit à volonté, ouvert aux franchises du langage, dans une impudeur affichée qui est l’autre nom de la pudeur. Tel est le journal du siècle et de son petit mal, mais qui insiste : les signes nous ont dominé davantage que les choses. Le signe palpite de la hantise digitalisée de la présence, qui n’existe pas. L’œuvre de Véronique Barthe est une méditation sur l’appel et le signe, à l’ère des industries de l’esprit. Le grand ordinateur auquel nous nous sommes intégrés est, finalement, libre, comme notre possibilité d’ouvrir et de fermer les yeux, de nier comme d’affirmer le signal, d’interroger les signes.
Attrapé par l’appel dont nous avons laissé à la technique la charge, nous voilà pris, reconnus, identifiés à ce manque d’interlocution qui n’est, finalement, que l’expectative d’une condition bien avant l’invention des machines. L’espace du signe est l’espace du manque de la chose, mais ce manque de la chose est l’espace de notre quotidien. Les lettres clignotent autant que nos yeux clignent ou que notre pensée se fait intermittente. Le peau n’a jamais été autre chose, depuis toujours, que l’écran du mot « peau » et de son appel, sur lequel notre condition s’est précipitée. Le signe c’est le sel de la peau, le précipité de l’histoire collective.
Nous voilà alors immobilisés et réveillés dans l’affichage permanent de chacun des écrans-surfaces. Immobilisés et réveillés, c’est-à-dire en route-déroute à travers des significations que nous vivons plus inconsciemment que nous les habitons. A la mise en lumière de ce dispositif qui nous traduit dans un dimension sans intériorité ni épaisseur, nous reconnaissons volontiers en Véronique Barthe la consistance d’une profondeur.
Victor Martinez, 21 avril 2008