Peau cible



En rapprochant un mot et sa représentation, le travail de Véronique Barthe rappelle les expérimentations sémiologiques de l’art conceptuel et plus particulièrement la démarche tautologique mise en œuvre dans One and Three Chairs par Joseph Kosuth1 ou encore dans les Date paintings de On Kawara2. Mais la comparaison s’arrête là, car si l’action linguistique de l’œuvre d’art est soulignée dans les deux cas, les messages de Véronique Barthe s’éloignent des principes fondamentaux de l’art conceptuel3 en procédant à la construction d’une fiction personnelle.

En effet, l’usage de la première personne confère à ses formules des airs de récit autobiographique. « Je te sens sur ma peau », « j’veux ta peau », écrit-elle dans la série Ex Peau. Fiction ou réalité ? Qu’importe ! En s’adressant à un interlocuteur absent, l’artiste fait du spectateur le témoin d’un monologue amoureux, de la même façon que le dramaturge recourt à ce procédé pour donner un temps d’introspection à son personnage. Le spectateur est mis au secret d’un sujet intime et ordinairement confidentiel. L’œuvre fait alors figure de méthode cathartique4, les énoncés semblant constituer les bribes d’une extériorisation émotionnelle.

Pour autant le travail de Véronique Barthe ne peut se limiter à une lecture psychanalytique ? L’emploie de symboles, c’est à dire de signes dont la représentation visuelle et la signification sont naturellement liées et donc universellement identifiables, conduit le spectateur vers une sphère plus vaste que celle de la parole privée. L’allusion à des expressions idiomatiques d’origine populaires telle que « avoir du pot » ou « avoir quelqu’un dans la peau » poursuit cette démarche d’ouverture. La voix personnelle est dissimulée par ces maximes préfabriquées qui deviennent des sortes de « prêt-à-porter » du langage amoureux, masquant toute singularité. En effleurant, par des formes normalisées une histoire susceptible d’être la sienne, l’artiste touche par ricochet à la nôtre. Le sujet regardant devient l’objet regardé.

Et ce d’autant plus que la surface brillante des tirages renvoie réellement au spectateur son reflet, sa propre image superposée à celle créée par l’artiste.

Le recours au calembours poursuit l’élaboration de ce regard distancié sur les relations intimes jusqu’à instaurer une certaine désinvolture. En employant l’homophonie, l’artiste propose une approche ironique. Le langage amoureux devient alors enclin à la dérision. Le ton ordinairement pathétique du monologue est chassé par l’humour. Point de pathos, même quand l’artiste décline le terme morose5 !

Cette dérision sur soi et les relations amoureuses n’est pas sans rappeler quelques-unes des figures féminines produites par l’industrie culturelle, telle que Carie Bradshaw ou Bridget Jones, anti-héroïnes trentenaires aux idylles aussi catastrophiques que cocasses. Cette culture de masse l’artiste s’y réfère, tout comme le Pop Art a pu le faire, en puisant des codes et des références. Plus particulièrement, l’artiste s’attache à jouer avec les codes visuels de la communication de masse : ceux des affiches, des publicités…

Traits simples, messages brefs, symboles, couleurs vives et contrastées, alliés à un humour bon enfant sont quelques-unes des caractéristiques des œuvres de Véronique Barthe empruntées au langage des mass media. De cette communication, l’artiste s’approprie également le procédé de création numérique et le tirage monumental similaire à celui des affichages urbains. Elle parachève ce rapprochement avec la série Morose, la déclinaison du mot sur stickers se référant à l’objet publicitaire multiple, diffusable et autocollant.

Toutefois, depuis les années 80 et 90, le sticker est aussi devenu un outil de la contre-culture dans les domaines militants et artistiques. Outil de communication alternatif, il constitue pour ses utilisateurs une pratique discrète et légère permettant néanmoins d’investir l’espace commun. Or l’exposition peut être définie comme un espace commun car elle constitue à la fois un média6 – compte tenu de sa capacité à investir les stratégies de la communication dans les trois dimensions – et un rituel social. L’exposition, en étant média et lieu du regard collectif, donne donc au travail de Véronique Barthe une nouvelle signification quant à l’opposition sphère privée-sphère publique. Le sentiment amoureux, d’ordinaire intime et secret fait, dès lors qu’il est exposé, l’objet d’une transmission dans l’espace commun et d’une appropriation collective.

Chez Véronique Barthe, la confidence se vêt des atours de la diffusion publique à travers un complexe jeu de mise en abyme : la parole intime traduite par des clichés du langage amoureux est transmise via des codes et des outils de la communication de masse au sein du média que constitue l’exposition. L’artiste entraîne ainsi le spectateur dans des montagnes russes entre sphère privée et sphère publique et ce d’autant plus que le choix des tirages entretient cette ambivalence : dimensions monumentales et tirages multiples rappelant la publicité mais fragilité des panneaux et possible appropriation intime des stickers qui tiennent au creux de la main, au fond de la poche.



Julie Martin, janvier 2010



1 Joseph Kosuth, One and Three Chairs, 1965. Dans cette œuvre, une chaise est placée entre sa photographie et sa définition rapportée d’un dictionnaire. L’ensemble est la triple représentation d’une même chose sans qu’il y ait une répétition formelle.


2 Dans ses Date paintings, On Kawara note la date du jour sur un fond monochrome. Il se fixe de réaliser l’œuvre en 24h et de représenter la date suivant les normes du pays dans lequel il se trouve.


3 Entendu dans son sens restrictif, l’art conceptuel produit une définition de l’œuvre d’art. Kosuth écrit « être artiste aujourd’hui signifie s’interroger sur l’entité art » in Rose, Arthur, « Four interviews », Arts Magazine, fév. 1969.


4 Cette méthode psychothérapeutique consiste à réveiller le souvenirs enfouis du patient, à l’origine de ses troubles, générant ainsi une décharge émotionnelle libératrice.


5 Morose est constitué d’un ensemble de stickers colorés sur lesquels le terme « morose » est décliné écrit en rose.


6 Voir Davallon, Jean, L’Exposition à l’œuvre, Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999.